Les tourbillons de couleur qui brûlent les toiles de Tobias les tordent et les tourmentent devait bien un jour jaillir hors du panneau où ils sont concentrés et se figer comme une lave en forme fantastique

C’est chose faite lorsqu’on voit ces peintures  statufiées, jetées comme des cris et des champs exultant de lumière pour déterminer leurs propres contours libérées. On devait s’y attendre en voyant grossir le flot de matière vive dont les œuvres de Tobiasse sont toujours chargées et dont on sentait chaque toile avait peine à les contenir. Sur ces toiles la peinture est toujours copieusement distribuée enrichie d’ingrédients consistants ; texture, gaufrage, collage, passementerie même comme sur des costumes de noces. Amoureux de la matière et du volume Tobiasse a depuis longtemps sculptés céramiques et bronzes. Lorsqu’il grave aussi ce n’est pas en creux mais en plein grâce au carborundum qui ajoute à la plaque ses grains de poussière dure, modelée comme une patte et qui retiendra les encres grasses. Ces embossements que le graveur construit et maîtrise formeront sur le papier autant de relief qui donneront à l’estampe une épaisseur comme une respiration.

Tobiasse est de ces artistes aux mains pleines dont l’appétit créatif ne sera jamais rassasié comme ceux qui l’aiment : Picasso, Dubuffet il amasse, accumule, multiplie sculpte la peinture, peint la sculpture, grave comment on sculpte, dessine comme on grave et ses doigts s’exaltent autant avec la mine de plomb qu’il manie avec assurance et générosité, qu’ avec l’encre et l’huile.

Pas de règle, pas de frontière bien nette entre les arts plastiques mais une métamorphose perpétuelle des formes comme si tous les arts devait être portés à chaque fois jusqu’à leur plus haut degré de saturation jusqu’à l’incandescence.

D’où lui vient ce besoin d’absolu qui combine, dans un même mouvement la jubilation et l’appel, dans un même cri la joie et la détresse, se renforçant l’un l’autre se poussant l’un l’autre le plus haut possible et jamais assez loin cependant pour ne pas être, chaque fois, tout à recommencer.

Il y a dans les peintures de Tobiasse de la fête en fusion de la cicatrice toujours ouverte.

Les caractères les plus contradictoires cohabitent en elle harmonieusement et de ce mariage  qui pourrait être monstrueux, nait une sorte de plénitude. Je crois qu’il y a dans ce dépassement des contraires par l’expression graphique un secret que partage ceux chez qui la douleur est enracinée si profondément qu’elle devient un ferment.

Kafka représente parfaitement cette catégorie d’être à la fois écartés et privilégiés ou qu’ils ont su plutôt transformé et leur écart en privilège. 

Leur douleur ancienne, ancestrale, inexprimable, infranchissable, ils utilisent comme une force, un levier de leur art, mais aussi un abri pour mieux vivre leur différence parmi les autres : « Bonheur d’être en compagnie d’ êtres humains » écrivait Kafka dans son journal. Ce bonheur explose chez Tobiasse et s’exprime par la maîtrise d’un style ironique et joyeux jusque dans les sarcasmes jusque dans les horreurs.

Il a sa source dans de nombreux exils.

Du côté de la mythologie et des ancêtres, on trouve partout la Loi, sous sa forme favorite de l’écriture. Tobiasse ne s’en écarte jamais : il utilise comme image dans l’image à travers l’image. On peut raconter les tableaux de Tobiasse ils sont chacun à soi seul une histoire dans une telle inspiration onirique il y a quelque chose de narratif : des personnages des situations des décors évoqués des sentiments confus parfois même des rebondissements. On est dans cette culture de l’écriture et du récit il y a aussi l’écriture personnelle de Tobiasse une extraordinaire et originale calligraphie qu’il utilise si joliment dans les légendes de ses tableaux, et au milieu même du tableau comme un motif travaillé d’une nature spéciale mais complètement intégré au formes plastiques.

Intégré aussi aux profondeurs de sa signification car Tobiasse ce n’est pas seulement un calligraphe c’est un remarquable poète dont la poésie brille dans ces phrases qui ornent ses tableaux et, d’une richesse prodigieuse se mêle à la peinture sans complexes.

Le thème de l’écriture et celui de la chaleur du ventre de la mère y reviennent souvent intimement mêlés: « Glisse la tendresse entre les lignes de la Torah » « Le chaos du désir traversé par la Torah »  » il ne faut pas revenir au ventre de sa mère »  » du plus loin que je remonte je me cogne aux parois de mon ventre, c’est dur de voir marcher les autres au milieu de soi » 

« La foule et un poème autour d’une théière » entre ces deux pôles symboliques : la théière et la ligne de l’écriture un troisième leitmotiv  créé à la fois le lien et la distance : le train au wagon remplis d’exilés. C’est un train qui suit le rail linéaire imperturbable interminable de l’histoire composé de lourds wagons ventrus et brûlants. Ce train traverse souvent les toiles de Tobiasse comme il traverse sa mémoire. C’était un train  grotesque et tragique à la fois, c’est la fuite et la déchirure. « Ce sont les trains de la terreur des bords de la folie » où ce terrible train du 16 juillet 1942. Ce sont aussi ces trains où « on avait entassé des bagages sur les clameurs » mais c’est aussi « Poupée-poème qui fait semblant de vivre, tu es un train qui sort des nuits de ma tête » et c’est enfin ce lieu simple où le mythe et la famille se sont donnés rendez-vous et se rencontrent, et finalement se confondent : « l’étrange gare de la théière »…

Pour combler une telle absence il faut des formes fatales, puissantes, encombrantes mêmes, il n’y en a jamais assez; jamais assez de couleurs qu’on voit dans l’ œuvre de Tobiasse se multiplier, se concentrer jusqu’à crever la toile, jamais assez de volumes, amplement tracés jusqu’à aujourd’hui exploser dans ses formes de bois stratifié ou ils prennent le large; jamais assez de traits répétés surlignés jusqu’à graver la surface jamais assez de matière enfin modeler découper gonfler pour conjurer temps d’exil il faudrait toujours d’autres tableau de ses tableaux fertiles qui deviennent alors autant de terre promise.

Michel Melot 1988 
Ancien directeur de la Bibliothèque Publique du Centre Georges Pompidou 
Ancien conservateur en chef du Département des Estampes de la Bibliothèque Nationale à Paris